A l’heure des crises systémiques – sociale, écologique – de notre modèle de développement et de la remise en cause des seuls indicateurs économiques comme outils de pilotage, élaborer de nouveaux indicateurs de richesses est un enjeu central.

Ce n’est certainement pas une question technique. Il s’agit de délibérer sur « ce qui compte », et « comment on le compte », au regard des enjeux d’aujourd’hui.

 

 

Qui décide de ce qui compte ?

Un enjeu central de la définition des nouveaux indicateurs est démocratique. Qui est légitime pour décider de ce qui compte le plus, de ce qu’il convient de compter ?

Chacun d’entre nous est concerné par les indicateurs. Ils disent ce à quoi nous accordons de la valeur, ils définissent la façon d’analyser notre société, et donnent le cap aux décisions.

Pourquoi, dès lors, devrions nous laisser à quelques experts, aussi compétents soient-ils, le pouvoir de déterminer ce qui est à compter ? La question qui nous est posée n’est rien moins que de définir les valeurs autour desquelles nous voulons faire société. Nous avons le droit, voire la responsabilité citoyenne, de participer à ces choix.

« Entrer sur le terrain des indicateurs conduit généralement à la question de l’expertise, la complexité supposée du sujet renvoyant dos à dos les maestros du chiffre et de la technique et les novices (les autres). Or, chacun est concerné par les indicateurs, parce que nombre d’entre eux parlent de nous, et parce que leur utilisation exerce une influence considérable sur notre vie… Dans le domaine des indicateurs, l’opacité technique n’est pas inéluctable. Le débat public sur le contenu et la méthode de lecture des indicateurs est possible… Faute de quoi, quelques-uns pourraient décider pour tous et du cap et de la boussole. » Hélène Combe [1]

Il ne peut y avoir définition des dits indicateurs sans processus collaboratif. Et cela passe par le croisement organisé des savoirs spécialisés et des savoirs généralistes des citoyens.

© Cled’12

[1] Hélène Combe, in La richesse autrement, Alternatives économiques, hors série n° 48, mars 2011

Reconnaître toutes les expertises

Mettre en débat

 

 

 

Oser le débat démocratique autour des indicateurs de richesse suppose de reconnaître toutes les formes de contribution. Il s’agit alors de croiser et mettre en interaction ces différents savoirs : l’expertise citoyenne issue de l’expérience (ou de l’engagement militant), les apports spécifiques des expertises scientifiques et techniques, ou encore le regard des élus.

 

 

Dans les démarches de construction d’indicateurs alternatifs, cette question n’est cependant pas toujours prise en compte.

Les différents acteurs peuvent être mis à contribution à des degrés divers, avec plus ou moins d’influence sur la décision finale. Cela peut aller de la simple information et consultation sans garantie de prise en compte, jusqu’à à la participation active à la décision sur les variables choisies pour composer l’indicateur.

 

 

 

Reconnaître toutes les expertises.

 

La question de la place accordée à chacun est essentielle, dès lors qu’on se situe dans une perspective de justice sociale et de bien vivre pour tous. Convoquer y compris ceux qui sont aux marges, ceux qui sont le plus souvent invisibilisés, traités seulement comme bénéficiaires d’orientations décidées par d’autres à leur égard. Mais dont le vécu, souvent bancal et maladroit, est tout autant révélateur des injustices à résoudre que porteur de solutions par les façons d’aborder les problématiques vécues.

« Pour lutter contre la misère, il faut d’abord rencontrer ceux qui la vivent et cheminer avec eux »  Xavier Godinot [1]

 

Le mode de fabrication de l’indicateur est un révélateur puissant du partage du pouvoir de penser et d’agir. Il est essentiel pour asseoir la légitimité de celui-ci.

 

L’importance de l’expertise citoyenne.

Le croisement des expertises décale le regard et permet de mettre en lumière des problématiques non perçues à première vue. L’expertise citoyenne est porteuse de contenu et de sens.

“Il s’agit de lier ce qui compte et ce que l’on compte dans un projet de société alternatif plus large”. Patrick Viveret [2]

Elle met en lumière ce qui fait valeur, permet de garder le cap politique .

Exemple dans les Pays de la Loire : résultat analytique des débats “Ce qui compte le plus”
in Les nouveaux indicateurs de richesses en Pays de la Loire. Rapport de la première phase, 2011

 

Elle pointe les besoins concrets pour un changement de modèle et la prise en compte de ce qui compte.

“Dans un monde où il y a (et où il faudra) beaucoup de petits paysans, surtout au Sud, les calculs fondés sur le PIB sont inadéquats [car la petite production paysanne vivrière et l’autoproduction pour ses propres besoins et ceux de sa famille y échappent largement, tout comme le travail des femmes, souvent le plus important, tout comme le patrimoine des terres cultivables ou les multiples solidarités informelles]. Or, ce sont les principales richesses, les grandes sources de développement humain et une revendication majeure des peuples” J. Gadrey [3]

 

Ce plaidoyer pour la participation citoyenne doit cependant être vigilant à ne pas tomber dans l’excès inverse, en légitimant cette expertise du vécu comme savoir absolu, sans prendre en compte l’apport spécifique de l’expertise académique, y compris dans la nuance et l’élargissement qu’elle apporte au savoir citoyen

[1] Xavier Godinot, ADT Quart Monde, France, in 1er Forum International pour le Bien vivre, Retour en mots et en images

[2] Patrick Viveret, Rêver à un autre futur, in Comment mesurer le bien vivre, Revue projet N°362, septembre 2018

[3] Jean Gadrey, in Pauvreté, bien vivre et croissance, article du Blog Debout (Gadrey in Alternatives Economiques), mars 2010

Bien être individuel et bien-être collectif

« Sortir d’une vision centrée sur le Pib et envisager une société sans pauvreté, riche pour tout le monde et riche de tout son monde. Vivian Labrie [1]

Aristote dans La métaphysique explique [2] que « tous les hommes cherchent à être heureux, et qu’un bon gouvernement est […] celui qui permettra de donner aux citoyens cette possibilité ».

 

Comment penser une société qui garantisse le bien-être de tous ? 

Le bien-être collectif (de chacun et de tous) ne peut être pensé comme la somme des bien-être individuels. Il suppose des choix, des hiérarchisations de ce que nous voulons définir comme essentiel pour tous, pour une société « riche de tout son monde ».

 

Comment ce choix collectif « de ce qui compte et qui doit être compté  » se met-il en œuvre dans la construction de l’indicateur ?

Le BrainPool Projet [3] , dans son analyse des nouveaux indicateurs « Beyond GDP » pointe la distinction entre indicateurs sociaux subjectifs (classés dans la catégorie  » indicateurs de bien-être ») et objectifs (ces derniers étant alors plutôt définis comme des indicateurs de « qualité / conditions de vie »). Pour eux, ces deux approches représentent deux traditions de mesure : les indicateurs de qualité de vie ayant été plutôt en vogue dans les années 1970, tandis que les indicateurs subjectifs ne sont apparus que dans les 10 dernières années.

Les deux approches « bien-être » et « conditions de vie » ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Elles sont plutôt complémentaires. Dans tous les cas, la question est celle de l’articulation entre l’individuel et le collectif.

 

Le Collectif FAIR (Forum pour d’Autres indicateurs de Richesse) alerte sur cette attention à avoir.
 » Les mesures du bonheur  ont, jusque-là, toujours été développées dans le cadre de travaux utilitaristes, fondés sur l’individualisme des « agents » (les personnes). Dans ces conceptions, la notion de « bien commun » est évacuée au profit d’un « bien être individuel ressenti » que chacun chercherait à maximiser. Qui dira, qui rappellera que nous vivons pourtant un temps où les actions des uns ont des impacts nets sur les autres, au Sud comme au Nord et pour les générations futures ? Nous sommes des sociétés, pas des agrégations d’individus qui se côtoient. Nous avons des intérêts collectifs, un destin partagé, des biens communs. Nous affirmons avec force que les intérêts collectifs sont des dimensions que seule la société, dans sa pluralité, peut porter « .
Collectif FAIR [4]

 

Quels que soient les termes utilisés, la question de la manière de considérer bien-être individuel et bien-être collectif doit être posée pour comprendre ce que nous dit l’indicateur.

Le Bhoutan, et son indicateur phare, le BNB (Bonheur National Brut) nous donne une piste intéressante : celle du « seuil de suffisance ».

« Au-delà de toute question spirituelle, le BNB pose la question des conditions d’une vie digne, base indispensable pour envisager l’épanouissement de chacun et de tous, et objectif principal de toute action publique. Pour cela, à l’inverse de la course effrénée au toujours plus, il définit, pour chaque variable, un « seuil de suffisance » : « Qu’est-ce qui est suffisant pour être heureux ? »  Celina Whitaker [5]

 

 

[1] Vivian Labrie, in Le fric, le doux et le dur. Les finances publiques vues d’en bas, in « comment mesurer le bien vivre, Revue projet, n°362, 2018

[2] Cité par Dominique Méda dans la préface de Redéfinir la prospérité, sous la direction de Isabelle Cassiers, Ed de l’Aube, 2013.

[3] http://www.brainpoolproject.eu/

[4 ] Note du forum FAIR sur le rapport provisoire de la Commission Stiglitz

[5] Celina Whitaker, in Que nous apprend le « bonheur national brut » du Bhoutan ? , in « comment mesurer le bien vivre, Revue projet, n°362, 2018

Habiter la planète

Les indicateurs qui révèlent la perturbation du climat (par exemple les émissions de CO2) ou la diminution de la biodiversité, deux piliers indispensables à la survie de l’humanité sur la planète, montrent la nécessité d’un changement radical des modes de consommation et de production.

Evolution
Evolution de l'Indice planète vivante
Emissions
Emissions de CO2 par pays, année 2018
© Friedlingstein et al. (2021), Andrew and Peters (2021), Global Carbon Atlas

Décider collectivement, cela veut aussi dire prendre la mesure de la question écologique :  dégradations environnementales, pillage des ressources naturelles non renouvelables,  réchauffement climatique et ses conséquences sur la vie sur Terre….

 

Mais ne doit-on pas aller plus loin ?

Notre planète et ses différentes formes de vie font également partie de ce « collectif » qui doit décider « ensemble » de ce qui compte !

Décider de « ce qui compte » doit aussi nous amener à interroger notre relation à la nature, aux relations entre humains et non humains… Comment transformer notre vision du monde et prendre la pleine mesure de cette planète qui nous accueille ?

 

 

 

C’est ce à quoi nous invitent la philosophie du “Buen vivir”, et les sagesses africaines.

Pour le buen vivir, le « tout », c’est la « Pacha ». […] Dans la Pacha, il n’y a pas de séparation entre êtres vivants et corps inertes : tous ont la vie. Et la vie s’explique par la relation entre les parties et le « tout ». La dichotomie entre les êtres dotés de la vie et les simples objets n’existe pas. Nous faisons tous partie de la nature et la Pacha en tant que « tout » est vivante elle aussi.
[…]Les êtres humains ne sont pas humains parce qu’ils transforment la nature, mais parce qu’ils en prennent soin. Pablo Solon [1]

 

Le bien être des êtres vivants est étroitement lié au bien-être de l’environnement, au bien-être de la Mère Terre. Notre travail consiste à rétablir la connexion entre les humains, la Terre Mère et les autres éléments vivants avec qui nous partageons la planète. Nous sommes convaincus que c’est la relation entre les êtres humains et les autres êtres vivants de la planète qui constitue la base du bonheur. C’est cette connexion qui nous procure une bonne santé, de l’eau potable, un air sain à respirer…. Nous travaillons à faire revivre cette connexion. Method Gundidza [2]

C’est aussi la réflexion que nous propose le philosophe Baptiste Morizot : Comment imaginer une politique des interdépendances, qui allie la cohabitation avec des altérités, à la lutte contre ce qui détruit le tissu du vivant ? Il s’agit de refaire connaissance : approcher les habitants de la Terre, humains compris, comme dix millions de manières d’être vivant”. Comment mettre en œuvre une interaction, une “diplomatie avec le vivant, c’est-à-dire une manière d’habiter le monde en ayant des égards ajustés pour les êtres qui peuplent la Terre avec nous.” [3]

 

[1] Pablo Solon in Le « buen vivir », une autre vision du monde, Comment mesurer le bien vivre, Revue Projet n° 362, 2018

[2] Method Gundidza, formation à Earthlore Fondation, Zimbabwe et Afrique du Sud, Communication lors du 1er Forum International sur le bien vivre, Grenoble, 2018

[3] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Editions Acte Sud, 2020.

Les territoires comme espace d'action

Dès 1987, le rapport Brundtland positionne l’échelon local comme le niveau le plus efficace et pertinent pour agir et transformer nos modèles de société.

Le territoire, c’est là où s’exercent les processus de production agricole et industrielle, où se déploient les évolutions démographiques, d’urbanisation et de modes de vie. C’est là où se concrétisent les pressions sur l’environnement.

 

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Ce rapport, intitulé “Our Common Future” a été publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies, et porte le nom de sa présidente  Gro Harlem Brundland. Cette commission avait pour objet de définir un programme de coopération internationale et pluridisciplinaire sur les problèmes environnementaux. C’est une référence majeure dans la conception du développement durable

 

Chaque territoire a ses spécificités et ses problématiques propres.

© Cled’12

 

Le territoire, c’est aussi l’espace où l’on vit. C’est là où l’on travaille, on se déplace, on se lie et on se relie, à nos familles et à nos amis. On vote, on aspire, on achète, on cuisine, on joue, …. C’est là où se décline notre vécu, notre expérience de vie, dans leurs cohérences et leurs incohérences…

C’est aussi le lieu où la capacité d’engagement de chacun peut être plus facile….

 

Le territoire, c’est, enfin, un espace d’action publique particulier, au plus proche des problématiques vécues.

 

C’est là où la démarche participative, dans la construction d’indicateurs alternatifs, prend tout son sens. Car il s’agit rien moins que d’associer les acteurs et actrices d’un territoire pour définir collectivement ce qui compte et comment le compter, de s’accorder sur ce qu’on souhaite observer, de convenir ensemble que cet “angle de vue” décrira le phénomène qu’on souhaite comprendre, que cette donnée est pertinente pour orienter l’action

Le rôle de la société civile comme levier de changement

Les réflexions et le « mouvement » pour de nouveaux indicateurs de richesse ont commencé dès les années 70, et, déjà, à partir d’une critique des effets négatifs de la croissance économique.

Dès 1970, Nordhaus et Tobin proposent une « mesure du bien être économique et durable ». Plus près de nous, le PNUD publie en 1990 son premier Rapport sur le développement Humain et son Indice de Développement Humain. En France, ce mouvement prend de l’ampleur dès la fin des années 1990. De nombreux travaux académiques et initiatives territoriales voient le jour. Aujourd’hui, il existe un foisonnement d’initiatives et de propositions.

Pourquoi n’y-a-t-il pas (ou très peu) de changements en pratique ?

Qu’est ce qui justifie que l’on poursuive encore une croissance hypothétique et non viable, alors que la finitude des ressources n’est plus à démontrer ? Comment comprendre que l’on puisse “accepter” que des concitoyens vivent sous le seuil de pauvreté ?

Face aux intérêts divergents, à une vision économiste et court-termiste, à des agendas politiques où le temps long est rarement pris en compte…. la société civile a un rôle à jouer, pour faire valoir ce qui compte et changer de cap.

 

“La société post-croissance est déjà là, mais nous ne la voyons pas parce que le devant de la scène et le pouvoir sont occupés par les acteurs de l’ancien monde” J. Gadrey [1]

« Tout changement profond viendra de la société civile, à l’échelle mondiale » Sylvie Bukhari-de Pontual [2]

“Nous avons le nombre (donc aussi les bulletins de vote), nous avons aussi l’imagination, les idées, les propositions rationnelles ainsi que la plupart des compétences et des connaissances scientifiques ; nous appartenons à une multitude bigarrée d’organisations formelles et informelles qui luttent pour changer les choses… Collectivement, nous avons même de l’argent. Ce qui nous manque, c’est l’unité et l’organisation de l’adversaire, et, trop souvent, la conscience de notre puissance potentielle” Susan George [3]

 

 

[1] Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Les Petits Matins, 2015

[2] Sylvie Bukhari-de Pontual, Présidente du CCFD-Terre Solidaire, France, In 1er Forum International pour le Bien vivre, Retour en mots et en images

[3] Susan George, Leurs crises, nos solutions, Albin Michel, 2010

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Le cap du bien vivre