La façon dont les sociétés comptent et représentent leur richesse, et les indicateurs qu’elles utilisent, constituent un choix de société.

Les systèmes de compte ne sont pas neutres. Il est important et légitime de les remettre régulièrement en débat, de les confronter aux valeurs sur lesquelles nous voulons faire société.

Qu’est ce qu’un indicateur ?

Du latin indicare : montrer, désigner, indiquer.

Un indicateur est une information qui nous éclaire sur une situation, une problématique que nous cherchons à cerner, ou sur laquelle nous désirons agir. Le plus souvent, elle est quantitative et chiffrée, mais elle peut aussi être qualitative.

Sans que nous en soyons conscients, les indicateurs font partie intégrante de notre vie et façonnent nos actions. Ce sont toutes les informations qui nous permettent d’avoir une analyse de la situation et de prendre les petites et grandes décisions du quotidien : le niveau de fièvre d’un enfant, la température extérieure, la qualité de l’air, l’état du trafic routier avant de partir en voyage, etc.

Un indicateur, c’est aussi toute information, souvent quantitative, chiffrée, qui renseigne sur l’état ou l’évolution d’une situation socio-économique. L’indicateur est alors un outil de pilotage permettant d’éclairer les choix en termes de politiques publiques.

Un exemple d’indicateur : évolution de la température mondiale moyenne [1]

 

L’indicateur n’est qu’une statistique à laquelle on attache une importance particulière pour la connaissance, le jugement et/ou l’action”. Bernard Perret [2]

 

Tout indicateur est porteur d’une vision du monde

Un indicateur est une lecture, un regard sur la réalité. 

“Derrière les comptes il y a des contes” Patrick Viveret [1]

Le principe d’un indicateur peut paraître simple : il y a une réalité, on va la regarder, la caractériser, la mesurer. Mais il Il faut déjà s’accorder sur ce que l’on veut regarder, et comment on va le mesurer…

Un indicateur n’est pas une donnée en soi, mais une lecture possible de la réalité : il ne nous montre que ce que nous lui demandons de regarder.

L’indicateur dépend de la façon dont nous définissons la problématique que nous voulons traiter, et de la nature des informations que nous jugeons pertinentes pour l’éclairer. Il est donc le résultat d’un choix.

Ce choix désigne ce à quoi nous donnons de la valeur, quand nous décidons des contours de ce qu’il faut regarder, des informations qui seraient les plus adéquates pour caractériser telle situation.

 

“Les indicateurs découlent de valeurs (nous mesurons ce qui nous tient à cœur) et créent des valeurs (nous nous soucions de ce que nous mesurons)” Donatella Meadows [2]

 

Ainsi, les systèmes de comptes ne sont pas des systèmes neutres. A travers eux s’exprime la façon dont une société dit ce qui compte pour elle. Et ils occultent par symétrie tout ce qu’ils ne désignent pas.

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“Les indicateurs qui tiennent le haut du pavé médiatique et politique, ceux auxquels sont affectés le plus de ressources, ceux qui sont très régulièrement actualisés et suivis, reflètent les priorités d’une société et de ses catégories dominantes à un moment donné.
Bousculer la hiérarchie des indicateurs vedettes est étroitement liée au basculement des conceptions dominantes du progrès, donc à l’exercice d’une démocratie revivifiée.” Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice [3]

 

L’exemple du PIB.

Le PIB – Produit Intérieur Brut – est un indicateur qui mesure l’activité économique : c’est la somme des valeurs ajoutées produites en un an dans la sphère marchande  (produits et services marchands) et des dépenses relatives aux services non marchands (éducation et santé publiques, administrations…). Il est construit grâce aux enregistrements de la comptabilité nationale.

Toutefois le PIB ne regarde ni la nature de l’activité, ni les formes de production. Une activité destructrice pour la nature ou pour les humains, mais rentable économiquement, sera positive pour le PIB. Par exemple, les accidents de la route produisent de la richesse selon le PIB par les frais de santé, de réparation ou d’assurance qui en découlent, alors qu’il s’agit d’un événement destructeur à l’échelle individuelle pour les êtres humains concernés.

Le problème ne serait pas si grave si nos sociétés ne lui accordaient qu’une place relative, qu’une fonction parmi d’autres dans l’analyse de l’activité économique. Pourtant, il est considéré comme un indicateur de la « richesse » d’un pays, d’une société.

Il nous conte alors, nous raconte, que ce qui compte est la croissance économique, au détriment de toute autre considération. Et ce qui n’a pas de prix en vient à être considéré comme sans valeur

« Le produit intérieur brut ne mesure pas la beauté de notre poésie, la qualité de nos débats, notre courage, notre sagesse ou notre culture… Il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »  Robert Kennedy [4]

 

 

Le PIB est borgne quant au bien-être économique, aveugle au bien-être humain, sourd à la souffrance sociale et muet sur l’état de la planète. Eloi Laurent [5]

[1] Expression popularisée par Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2010 Éditions de l’Aube
[2] Donatella Meadows, Indicators and Information Systems for Sustainable Development, A report to the Balaton Group, 1998.
[3] Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse,2016, Éditions La Découverte
[4] Robert Kennedy, discours prononcé à l’université du Kansas le 18 mars 1968
[5] Eloi Laurent, Sortir de la croissance, mode d’emploi, 2021, Éditions  Les Liens qui Libèrent, 2021

Les indicateurs sont des outils d'information, de connaissance et... de pouvoir

Les indicateurs, outils d’information, de connaissance, et d’action.

Les indicateurs, comme toute information, sont des outils de connaissance et de compréhension. Ils nous permettent d’établir un diagnostic, d’évaluer une situation (saurait-on quelle est l’ampleur du chômage si on ne mesurait pas celui-ci ?).

Ce sont souvent des outils de veille, ou d’alerte, pour mesurer une amélioration ou une dégradation de la situation (comme le thermomètre qui mesure notre température).

Ils mettent ainsi en lumière des réalités sociales, rendant visible des enjeux, et poussent à engager des actions…  Actions des institutions au travers des politiques publiques, actions des entreprises au travers de leurs stratégies de production. Actions des associations et des citoyens, qui s’organisent collectivement, agissent, mettent en œuvre, ou revendiquent une réponse adaptée aux besoins sociaux.

Les indicateurs sont des outils qui permettent de rendre compte, de décrire, de donner les raisons et la justification de son action. Ils peuvent alors être support de dialogue et de concertation, par le partage de la connaissance qu’ils permettent.

Les indicateurs  peuvent aussi être des outils de prise de conscience (aurait-on conscience de l’ampleur de la pression sur l’environnement sans indicateur sur l’état de la biodiversité ?)

 

Mais les indicateurs sont aussi source de pouvoir, dès lors qu’ils sont définis par quelques uns et apportés au débat comme l’argument suprême, indépassable.

« L’économie est devenue la grammaire de la politique. Elle encadre de ses règles et de ses usages la parole publique, dont le libre arbitre se cantonne désormais au choix du vocabulaire, de la rhétorique et de l’intonation. Le politique parle de nos jours sous réserve d’une validation économique, et on le rappelle promptement à l’ordre dès que son verbe prétend s’affranchir de la tutelle du chiffre.” Eloi Laurent [1]

C’est pourquoi il est nécessaire de les comprendre. C’est ce que nous dit aussi Alain Desrosières, pour qui les chiffres ne sont pas une “matière première” neutre et ne sont pertinents qu’accompagnés d’une réflexion sur les conditions sociales et techniques de sa fabrication. [2] »

 

En prendre conscience est d’autant plus important que les  indicateurs façonnent notre regard.

A partir du moment où un indicateur nous donne une mesure sur telle ou telle situation, nous regardons la situation au travers de cette mesure.

Dit autrement, le fait qu’une mesure existe et soit communiquée au travers d’un indicateur projette cette mesure dans nos esprits et transforme ce sur quoi nous portons notre attention, mais aussi la manière dont nous agissons.

On dit que les indicateurs sont “performatifs” par cette capacité à façonner le réel.

En nous montrant la direction à regarder, il indique ce sur quoi il “faudrait” attacher de l’importance. Au risque de nous faire oublier l’essentiel…

Le produit intérieur brut (PIB) et sa croissance sont passés depuis longtemps, pour ceux qui nous dirigent, du statut d’outils de technique comptable relativement pertinents dans leur domaine (la mesure de la production économique dans la sphère monétaire) à celui de finalités qui conditionneraient tout le reste : le progrès social (dont l’emploi), la réduction de la pauvreté et des inégalités, la préservation de l’environnement par la « croissance verte », etc. Ce qui peut conduire à une sorte de schizophrénie, soulignée par ce gros titre d’un article bien documenté, en première page du supplément économie du Monde (18 novembre 2003) : « Le Japon va mieux, les Japonais moins bien ».
Comment en est-on venu à penser qu’un pays peut aller mieux alors que ses habitants vont moins bien, que les inégalités se creusent, que l’environnement naturel se dégrade ?
C’est que la santé du PIB l’emporte désormais sur la santé sociale et écologique du pays.
Jean Gadrey [3]

 

 

[1] Eloi Laurent, Nos mythologies économiques, 2016, Editions Les liens qui Libèrent.

[2] Hommage de L. Thévenot (INSEE, EHESS), E. Didier (CNRS), L. Boltanski (EHESS) à Alain Desrosières, Le Monde, 18 février 2013 .

[3] Jean Gadrey, Le PIB nous mène dans l’impasse, Revue Projet, janvier 2018

Il est légitime de changer d'indicateurs

Parce que les systèmes de comptes ne sont pas des systèmes neutres, mais le résultat de choix sur « ce qu’on veut compter », il est légitime de remettre régulièrement ces choix en débat.

L’exemple du PIB

Prenons, ici encore, l’exemple du PIB. Celui-ci a été créé en 1934 par l’économiste Simon Kuznets pour établir un système de comptabilité nationale permettant de mesurer les effets de la Grande Dépression de 1929. Son usage s’est généralisé à tous les pays membres de l’ONU, après la Seconde Guerre Mondiale (en 1944) pour permettre une harmonisation de la comptabilité de l’effort de reconstruction. La question principale était celle des ressources nécessaires pour la reconstruction des infrastructures matérielles. Ces choix ont fondé les outils de définition et comptabilisation des richesses des nations.

Mais….”Les choix de représentation et de calcul de la richesse, construits à l’heure des révolutions industrielles, sont de plus en plus inadaptés aux questions majeures de nos sociétés…” Patrick Viveret [1]

 

De nouveaux enjeux, l’urgence sociale et environnementale.

La voracité en ressources et la démesure de notre modèle de développement mettent en péril l’écosystème planétaire. La question écologique ne peut plus être considéré comme négligeable. Au contraire, c’est un enjeu majeur de survie pour nombre d’espèce, dont l’espèce humaine.

La croissance économique ne s’accompagne pas d’une amélioration des conditions de vie pour tous. Le creusement des inégalités et l’explosion de la précarité ne peuvent rester sans réponse.

Différents indicateurs montrent cette disjonction entre l’amélioration de la croissance et l’amélioration des conditions de vie sur Terre.

 

 

/ © Global Footprint Network, 2021, National Footprint and Biocapacity Account
/ © Miringoff, et Miringoff, The Social Health of Nations, 1999.

L’empreinte écologique mesure la quantité de surface terrestre nécessaire pour produire les biens et services que nous consommons et absorber les déchets que nous produisons. C’est une mesure de la pression qu’exerce l’Homme sur la nature. En 2017, au niveau global (c’est à dire sans prendre en considération les fortes disparités entre pays), notre mode de vie nécessite 1,7 planète pour que notre consommation des ressources soit compensée.[2]
Comme nous ne disposons que d’une seule planète, cela signifie que notre mode de vie est insoutenable car il épuise les ressources disponibles.

L’indice de Santé Sociale (USA, 1980) est construit à partir de 16 variables résumant les grands problèmes sociaux du milieu des années 90 aux Etats-Unis d’Amérique.
Si on compare l’évolution du Produit Intérieur Brut (croissance économique) à celle de l’ISS, on voit clairement que la croissance du PIB ne s’accompagne pas d’une amélioration de la santé sociale. Au contraire, celle-ci décroit à partir de 1975.

Les indicateurs traditionnels ne sont plus adaptés aux enjeux auxquels nous devons faire face. C’est pourquoi il est plus que temps de reposer la question de ce qui compte, et des moyens de le compter, pour une société du bien vivre pour tous et toutes, écologiquement soutenable.

 

 

Des indicateurs alternatifs existent ! 

C’est à ces questions que tente de répondre le courant des indicateurs alternatifs : se donner d’autres outils de mesure et de pilotage qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés.

On peut les mobiliser, s’en inspirer, afin de construire de nouvelles boussoles pour changer de cap.

[1] Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2010, Editions de l’Aube

[2] Global Footprint Network, 2021, National Footprint and Biocapacity Account

Réinvestir le champ des indicateurs, changer de cap

Il est nécessaire de réinvestir le champ des indicateurs, par la place et le rôle qu’ils jouent dans notre société. Ils structurent notre cadre cognitif, notre vision du monde, nos valeurs et nos jugements.

[Un] bref historique de la décennie écoulée suggère que se jouent autour des indicateurs les plus visibles et les plus diffusés des enjeux qui vont bien au-delà des chiffres, de leur sérieux, de leur transparence. Autant de critères non négligeables mais finalement non décisifs. Ce sont des valeurs de société et des visions de l’avenir qui s’affrontent et (rarement) dialoguent.  Jean Gadrey [1]

 

Cela suppose de les comprendre, de décoder ce qu’ils nous disent et la vision qu’ils portent.

 

Cela suppose surtout de les remettre en débat : définir collectivement ce qui compte le plus, décider de ce qu’il convient de compter, et comment le compter. 

La bataille des indicateurs – qui est aussi une bataille pour déterminer les nouveaux cadres cognitifs et les nouveaux référentiels – n’est pas terminée. Dominique Méda [2]

 

[1] Jean Gadrey, Indicateurs la mainmise des experts, 2012, Revue Projet n° 331

[2] Dominique Méda. Promouvoir de nouveaux indicateurs de richesse : histoire d’une “ cause ” inaboutie.
2020. halshs-02879066v2

 

 

 

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Le cap du bien vivre