Pourquoi faire du participatif ?

Un enjeu démocratique autour du bien vivre et de la soutenabilité

Quantifier, c’est à la fois convenir et mesurer (Desrosières et Kott). Convenir revient à s’accorder collectivement sur ce qui compte. Mais comment convenir de ce qu’est le bien vivre ? Le bien vivre renvoie à un choix de société. Par conséquent, on ne peut faire reposer le bien vivre uniquement sur une démarche scientifique ou experte. Une démarche en termes de bien vivre implique de discuter sur les critères sociaux au cœur des décisions sociopolitiques, et amène donc à recourir à diverses formes de participation. Selon Le Roy et Ottaviani (2016), « si la participation recouvre des pratiques sociales disparates (Blondiaux, Fourniau, 2011), l’usage de ce terme renvoie, dans le cadre de la construction d’indicateurs alternatifs, à une « démarche » particulière où il est question d’associer les acteurs et actrices d’un territoire pour définir collectivement ce qui compte et comment le compter. Cette démarche, institutionnalisée par ses concepteurs et conceptrices, se singularise par l’implication des citoyen·ne·s et des habitant·e·s non élu·e·s, non technicien·ne·s et non « expert·e·s » ».

Le recours à la participation pour construire de nouveaux indicateurs se justifient dès lors par :

  1. L’absence des neutralités des indicateurs, leur dimension normative et performative (ils ne reflètent pas que le monde mais le transforment) qui fait de la construction et de l’usage du chiffre un enjeu politique ;
  2. L’importance de trouver une voie pour assurer le passage de l’individuel au collectif qui ne repose pas seulement sur la sommation des expressions individuelles mais sur une rencontre des intersubjectivités et sur une discussion autour de ce qui fait bien commun ;
  3. La nécessité de faire des indicateurs non seulement des outils de preuve et de connaissance mais aussi des objets pour alimenter le débat démocratique ;
  4. L’intérêt de déconstruire collectivement les cadres de représentation et mécanismes de coordination existant d’un point de vue socioéconomique pour faire émerger de nouveaux imaginaires et de nouvelles pratiques ;
  5. L’enjeu d’ouvrir les « boites noires de la quantification », d’accroître l’expertise collective sur ce volet dans des sociétés où règnent une frénésie du recours aux indicateurs quantifiés ;
  6. L’enjeu d’acculturation des acteurs à ces réflexions et d’appropriation de tels outils.

Les travaux existants dans le champ de la deliberative ecological economics (Zografos et Howarth, 2010 ; Lo et Spash, 2012) montrent l’importance de l’implication de différents acteurs dans ce type de démarche en tant que déterminant de leur usage et de leur influence. La distinction entre l’usage et l’influence est essentielle. Le participatif est davantage une fin qu’un moyen – selon les termes de la politiste Alice Mazeaud (2010) – au sens où ce que l’on vise en développant les indicateurs alternatifs, ce n’est pas un usage « pousse-bouton » des indicateurs pour prendre des décisions. On cherche au contraire à avoir une influence plus large. Autrement dit, l’enjeu est bien de transformer les conditions d’élaboration de la politique, de participer à un apprentissage social collectif et à la mise en lien d’acteurs pour impulser des changements profonds de l’organisation socioéconomique.

Articuler le bien-être individuel et collectif

A quelles conditions faire du participatif ?

Pour articuler bien-être individuel et bien-être collectif, l’intégration d’approches participatives dans la construction des indicateurs alternatifs fait partie des étapes nécessaires. Loin d’être neutre sur le avec qui, quand et sur quoi le débat et la construction porte, il peut être utile de poser quelques balises pour éclairer ce(s) chemin(s) de la participation.

Recourir à la participation peut être très chronophage. Ce recours à la participation nécessite d’être au clair sur les raisons motivant l’initiation d’une telle démarche collective et les moyens à disposition. Il est nécessaire également pour ne pas décevoir les acteurs qui s’impliquent dans la démarche d’indiquer précisément qu’est ce qui pourra réellement résulter de celle-ci.

Il faut être particulièrement vigilant au fait de :

  1. ne pas impliquer les personnes sur des sujets ayant une faible importance sociopolitique
  2. ne pas chercher à tout prix des « consensus mous » selon le terme de Guillaume Gourgues (2003) et d’oser créer des lieux de mise en débat où émergent les conflictualités
  3. ne pas évincer les collectifs et groupes déjà existants au profit d’une participation individualisée pouvant amener à une atomisation de la participation.

La construction collective et participative de ce qui compte

La construction d’un indicateur articule deux démarches: convenir et mesurer. On a souvent tendance à ne retenir que la mesure… or la “convention” est sans doute la partie la plus stratégique du sujet. Car il s’agit tout de même de s’accorder sur ce qu’on souhaite observer, de convenir ensemble que cet “angle de vue” décrira le phénomène qu’on souhaite comprendre, que cette donnée est pertinente pour orienter l’action d’un groupe de personnes (entreprise ou territoire). Se pose dès lors la question cruciale du “avec qui” convient-on ? Le parti-pris des indicateurs de bien-vivre est de mettre autour de la table ceux qui sont concernés, dont la vie sera impactée voir orientée par les indicateurs. Pour les indicateurs territoriaux, cela représente beaucoup de monde…

 

Quand intégrer du participatif ? un choix qui n’est pas neutre

L’influence qu’aura la démarche participative est très liée au moment où sera intégrée le processus participatif, selon Le Roy et Ottaviani (2016).

A travers une analyse fine de plusieurs expérimentations (voir tableau 1 ci-dessous), il est possible de voir, selon le temps et l’intensité de la participation, vers quels méthodologies, postulats et résultats ce genre de démarche est susceptible d’aboutir.

Panorama de différentes expériences participatives de construction d’indicateurs locaux en France et à l’étranger

Source
Source : Leroy, Ottaviani, 2017 - Quand la participation bouscule les fondamentaux de l'économie. La construction d'indicateurs alternatifs locaux

Comment animer une démarche collective ?

Voir Page « Embarquer le plus grand nombre« 

Exemple et cas pratiques avec l'expérience grenobloise autour d'Ibest

Pour créer les conditions d’une “convention” autour de l’indicateurs de bien-être soutenable, plusieurs outils ont été expérimentés successivement:

  • dans les phases très amont, au moment où se construisait le questionnaire d’enquête, des groupes de citoyens volontaires ont utilisé la méthode “spiral”, qui ont permis, à partir d’une posture très “bottom up” permise par les questions ouvertes (“qu’est-ce que le bien-être / le mal-être pour vous?”) d’explorer les champs possibles

 

  • lors de la phase d’analyse des résultats, un atelier citoyen a été constitué d’une quinzaine de personnes recrutées sur des critères précis: un “cadre stressé”, une personne en difficulté de santé, une personne résidant en logement social… qui correspondaient au profil des premières analyses sociologiques issues de l’enquête. Ont été ajoutées des “invisibles” de l’enquête, ceux qui ne répondent pas: un sans papier, deux lycéennes, qui ont apporté un regard décalé et précieux. Le soin apporté au “recrutement” (temps long de l’échange pour garantir la réciprocité de l’engagement) et à l’animation de l’atelier (appui sur des contes, des temps en binômes pour ne pas écraser les plus réservés dans la dynamique de groupe, écriture collective) ont permis à ce collectif de produire un avis très riche, qui met en lumière les points de consensus et de dissensus, rendant lisible ce qui est d’habitude masqué: un accord est un construit progressif et il doit régulièrement être remis sur l’ouvrage.

 

  • 2ème étape très forte de la fabrique de la convention : la mise en discussion sur une scène rassemblant différents groupes sociaux. Le “forum hybride” organisé en fin d’atelier citoyen a permis de créer les conditions favorables à un débat entre les citoyens de l’atelier et d’autres plus “usagers réguliers” de la concertation, des élus, des “techniciens” de collectivité et les chercheurs. L’architecture du débat avait été confiée aux citoyens afin de compenser un moindre accès à la parole publique et la décision. Animé par un chercheur sensible aux enjeux de concertation, le forum hybride a permis là aussi de repérer convergences et tensions… mais le fait qu’il ne se soit tenu qu’une fois et dans une trop grande proximité avec les élections municipales a freiné l’appropriation des résultats par toutes les parties prenantes. En revanche, les échanges, intégralement retranscrits par la chercheuse coordonnant IBEST, ont nourri des arbitrages dans la sélection des dimensions et indicateurs d’IBEST.

 

  • Enfin, dans les phases de déploiement d’IBEST, ont été organisés des ateliers de co-construction : lors d’événements grand public (biennale des villes en transition ou réunion ad hoc ), les données statistiques ont été présentées, à plat, sans interprétation, et les participants étaient invités, en sous-groupe à plonger dans l’analyse: tester des hypothèses, demander l’existence de corrélations à un binôme de statisticiennes manipulant en direct la base de données (par exemple, une table a pu demander si l’hypothèse “les femmes pratiquent plus les écogestes” se vérifiait, ou s’il y avait une corrélation avec l’âge ou le niveau de vie…). Bref, ces ateliers destinés à “ouvrir la boîte noire des indicateurs” ont permis à la fois de monter en compétence collective sur la donnée, d’élargir les champs d’interprétation et de favoriser l’appropriation d’IBEST. Ils sont restés ponctuels mais leur format très souple les rend reproductibles.

Autres méthodes de participation

La question du “passage à l’échelle” de ces réflexions ou, autrement dit, de l’élargissement des cercles de concertation / co-production continue à se poser. La méthode de la “réunion ouverte”, si vertueuse – et souvent fructueuse!- qu’elle puisse paraître, masque difficilement les biais de sélection des participants: des personnes qui se sentent intéressées voire concernées par le sujet, qui maîtrisent suffisamment l’oralité pour oser prendre la parole dans un grand groupe, qui peuvent dédier du temps à ces sujets…

La créativité est donc un impératif pour aller chercher une population diversifiée. Plusieurs méthodes ont fait leur preuve, sans jamais atteindre le graal d’une participation pleinement “représentative”:

  • l’“aller vers”: il s’agit de se greffer sur des groupes existants ou d’aller dans des lieux de passage et de proposer la discussion sur des espaces ouverts. Par exemple l’installation d’un plateau de “jeux sur les indicateurs” au milieu d’une salle de Futsal permettant aux participants de contribuer ponctuellement, puis de retourner à leur activité. Autre exemple particulièrement productif: la mise à l’agenda de la réflexion lors de réunions de groupes dédiés à autre chose: un cours d’éducation civique dans une classe de CM2, le café du matin d’un groupe de femmes du Secours populaire… La méthode doit évidemment s’adapter à ce format mais elle permet vraiment de toucher des “éloignés”.

 

  • Le panel ou recrutement sur “profil”: il s’agit d’inviter à l’échange des personnes caractérisée par a minima leur diversité, qui illustrent les différents profils présents sur le territoire. Elle peut se faire par tirage au sort aléatoire (listes électorales ou téléphoniques) ou par démarchage direct. Cette méthode nécessite du temps et des moyens pour le recrutement. La question de la contre-partie pour les participants se pose: indemnisation financière (cas de la convention citoyenne pour le climat) ? apprentissages intéressant les participants (échange avec des chercheurs ou des personnalités, ou entre pairs) ? reconnaissance par une valorisation publique (presse) ou un échange avec des décideurs (impact sur la décision) ? facilitation et convivialité (baby sitting intégré, repas de qualité…) ? Le soin apporté à cet accompagnement est une condition d’investissement dans la durée.

 

  • L’appui sur des tiers de confiance ou la “méthode tupperware”: cette méthode prend le parti d’une diffusion de proche en proche. Un groupe diversifié partie prenante de l’expérimentation construit lui-même un groupe diversifié de ses contacts à qui il propose une discussion sur le sujet exploré. Cette technique par capillarité peut avoir un effet démultiplicateur mais sa qualité est conditionné par deux points de vigilance: la qualité de la “formation” des relais, qui garantisse une forme d’homogénéité entre les groupes et une qualité des remontée d’information, et l’animation en réseau de ces relais, afin de garantir la vitalité dans la durée de la dynamique.

 

  • La diffusion en ligne : de plus en plus d’expériences écrivent sur des sites ou des blogs leur méthode et leurs résultats. Un format de concertation en ligne permet de s’affranchir des difficultés de déplacement, de travailler de façon « asynchrone » et de toucher un public plus à l’aise avec une expression individuelle. Là aussi, sa qualité dépend de son animation dans la durée, des feed-backs faits aux participants afin de les placer dans une logique collective et non pas de “producteur isolé” ou “commentateur passif”.

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