Changer de cap suppose de se donner d’autres indicateurs comme boussoles de progrès humain, social, écologique. Tout indicateur est l’expression d’un choix qu’il faut savoir, ou pouvoir, décrypter.

La vision sous-jacente à un indicateur, et la lecture qu’il propose, sont concrétisées, par ses concepteurs, dans la forme que prend l’indicateur (champs traités, variables utilisées, type de données…) et dans sa méthodologie de construction.

L’objectif de cette rubrique est de donner quelques pistes pour lire et comprendre un indicateur. Pour décrypter ce qu’il nous dit, prendre conscience des choix sous-jacents qui ont orienté sa construction, et ainsi pouvoir le manier en connaissance de cause.

Ce sont ces éléments qui ont guidé la construction de la base de données proposée par ce site, dans la rubrique “Explorer l’existant”.

 

« Aujourd’hui, les statistiques ont mauvaise presse. Elles glacent les relations humaines ; elles reposent sur un fichage de la société ; elles nous évaluent sans cesse, nous assignant des objectifs à atteindre en nous engageant dans une course à laquelle nous n’avons pas demandé de participer. Les statistiques sont pensées comme un moyen de contrôle, pire, de domination. Certains réagissent en les rejetant en bloc… Mais ce faisant, ils laissent le monopole de cet instrument aux puissants et jettent hélas le bébé avec l’eau du bain… 

Quantifier, c’est produire du savoir, donc acquérir du pouvoir. C’est donc une arme précieuse dont nous pouvons nous ressaisir”. Emmanuel Didier et Cyprien Tasset[1]

 

Cette rubrique n’a pas pour objet de rentrer dans le détail de la démarche de construction d’indicateurs, ni d’en décortiquer les aspects techniques. Pour cela, rendez vous à la page « Construire des boussoles » !

[1] Emmanuel Didier et Cyprien Tasset, « Pour un statactivisme. La quantification comme instrument d’ouverture du possible », Tracés. Revue de Sciences humaines, 24 | 2013)

Fonctions et et échelles

La fonction.  

 

Tous les indicateurs n’ont pas la même finalité, ni le même usage. Même si ces finalités et usages se croisent et s’entremêlent en partie, il est important de les avoir en tête, car elles dessinent des indicateurs différents.

  • Il y a les indicateurs de pilotage, donc la finalité, et l’usage, est celui du diagnostic, de la prise de décision, le pilotage ou l’évaluation des politiques ou de l’action considérée.
  • D’autres indicateurs ont pour finalité l’interpellation, la prise de conscience. C’est l’exemple de l’ Empreinte écologique. Son mode de calcul ne permet pas d’en faire ou un outil de pilotage fin, mais il donne à voir une situation, il alerte sur la pression sur l’environnement.
  • Il y a aussi les indicateurs dont la finalité est de donner un horizon, de faire valoir une vision, un cap, et ainsi orienter l’action. C’est l’exemple des Indicateurs de développement humain proposés par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement)

 

 

Des indicateurs globaux permettent une comparaison entre pays ou territoires.

Des indicateurs plus fins prennent en compte problématiques et spécificités du territoire concerné, et ne sont pas transposables en l’état d’un territoire à un autre.

Un indicateur pensé pour le pilotage peut aussi amener à des prises de conscience en ce qu’il donne à voir une situation….

A l’inverse, il faut être attentifs à ne pas donner à un indicateur une fonction plus large que celle de ce qu’il nous permet de regarder. C’est l’exemple du PIB, quand il passe d’indicateur économique à celui de finalité sociétale….

« Certains agrégats économiques, lorsqu’ils sont utilisés en tant que finalité, peuvent dégrader la situation sociétale au lieu de l’améliorer ». Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice [1]

 

Par ailleurs, tout indicateur est un outil de dialogue.

L’échelle. 

 

L’échelle visée dépend de la finalité de l’indicateur : un indicateur donnant une vision globale se situe plutôt à l’échelle nationale, tandis que les indicateurs de diagnostic, suivi, évaluation de politiques publiques spécifiques se situent plutôt à des échelles plus fines et adaptées aux territoires concernés par ces politiques….

Le type de données ne sera pas le même selon l’échelle visée.

Changer de cap collectivement suppose une complémentarité entre indicateurs pensés aux différentes échelles ou niveaux d’action.

[1]Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La découverte, 2016, 4°édition.

 

Champs explorés par l'indicateur

Le nom donné à l’indicateur nous parle de sa vision, de ce qu’il tente de mesurer et, parfois, de comment il le mesure.

On peut aussi essayer de s’en approcher un peu plus en regardant les mots-clés qui sont utilisés pour décrire l’indicateur et ce pourquoi il a été construit : « développement », « richesse », « capabilité », « qualité de vie », « bonheur », « bien vivre », « santé sociale », « durable »,  « soutenable ».….Ces mots nous guident vers la question sous-jacente à tout indicateur « Que veut-on regarder ? », « Qu’est-ce qui est important pour nous ? ».

Par ailleurs, un même mot peut renvoyer à des théories différentes. Le bien-être, par exemple,  peut renvoyer à la seule dimension individuelle, être pensé dans une perspective collective, ou ne concerner qu’une dimension spirituelle. Ainsi, pour aller plus loin dans la compréhension d’un indicateur, il est souvent nécessaire de comprendre les fondements théoriques qui le sous-tendent.

 

Les champs couverts par l’indicateur.

 

Le choix des champs révèle les problématiques considérées comme importantes. On parle souvent des champs de l’économique, du  social, et de l’environnemental.

C’est un élément essentiel pour comprendre ce que l’indicateur nous permet de regarder, et pour ne pas lui faire dire plus que ce qu’il nous permet de regarder….

C’est également essentiel pour « donner à chaque indicateur toute sa place, mais juste sa place ». C’est particulièrement vrai dans nos sociétés obsédées par la croissance économique, où les indicateurs du champ économique sont considérés comme les indicateurs majeurs, au détriment de toute autre considération.

“Lorsque de bons indicateurs sont utilisés à mauvais escient, ils deviennent de mauvais indicateurs. Lorsque de bons indicateurs sont inadaptés au monde dans lequel ils sont utilisés, ils deviennent des obstacles à sa compréhension. C’est exactement ce qui arrive aujourd’hui au PIB.” Eloi Laurent [1]

 

[1] Eloi Laurent, Sortir de la croissance: Mode d’emploi, Editions Les Liens qui Libèrent, 2021

Quantification, monétarisation

« La métamorphose des activités singulières en une quantité mesurable engendre une quantophrénie aiguë, une véritable pathologie de la mesure ». Vincent De Gaulejac [1]

 

Dans nos sociétés obsédées par la mesure et la quantification, et la prétendue neutralité du chiffre, il apparaît important de mettre en évidence certains enjeux.

L’évaluation monétaire.

 

Le langage privilégié par les experts économistes étant l’unité de compte monétaire, on voit se développer de nombreuses initiatives visant à fixer un prix à des composants de l’activité humaine ou à des biens qui n’étaient pas jusqu’alors considérés selon cette aune. Se développent aussi des mesures monétaires des coûts sociaux et environnementaux des actes productifs des hommes, jusqu’à la monétarisation des services rendus par la biodiversité, voire la quantification du “retour social sur investissement.” […]

Donner un prix à tout a pour effet de mettre en équivalence toutes les dimensions mesurées, quelle que soit leur hétérogénéité : on obtient des « euros » de social, des « euros » d’environnement, suggérant ainsi une substituabilité entre les composants, comme si la dégradation de l’un d’entre eux pouvait être compensée (réparée) par l’autre. Cette manière de comptabiliser des dégradations potentielles ne tient pas compte du fait que certains dommages sont totalement irréversibles : un dégât nucléaire, l’extinction d’espèces vivantes, la destruction d’un écosystème, la décohésion totale.
Par ailleurs, même si la plupart de leurs promoteurs s’en défendent, ces processus de valorisation monétaire apparaissent comme les prémices de l’identification de gisements d’activités et de leur marchandisation. Florence Jany-Catrice.[2]

 

Données quantitatives ou qualitatives.

 

Toutes les variables ne sont pas mesurables par des données quantitatives brutes. Certaines font appel à une appréciation qualitative du contexte et de la situation vécue. Les données qualitatives sont importantes car sensibles à la réalité vécue par les personnes et au contexte du moment où la question est posée.

 

Le droit à ne pas tout compter.

 

La nécessité de compter autrement ne doit pas conduire à aggraver encore l’obsession de la mesure qui constitue une pathologie dangereuse des sociétés de marché.

Le droit à ne pas tout compter est donc aussi nécessaire. Il est des évidences qualitatives qui n’ont pas besoin de chiffres et moins encore de chiffres monétaires pour se manifester : il n’y a nul besoin de calculs sur les avantages comparés du crime et du respect de la loi quant à la préservation du lien social, sur la comparaison entre les avantages respectifs de la santé ou de la maladie, du bien être ou de la dépression, de la destruction de l’air et de l’eau ou de leur préservation etc.

Pourtant si l’on aborde le domaine du chiffrage, et singulièrement celui du chiffrage monétaire, c’est très souvent à une inversion de ces évidences qualitatives que l’on aboutit. Les réparations financièrement lourdes issues des destructions et des accidents produisent infiniment plus de flux monétaires que les réparations légères si le problème a été pris à temps. La prévention elle même devient contre-productive puisqu’elle bloque en amont ce cycle destruction/ réparations lourdes (ce qui ne signifie pas que la prévention ne peut générer d’autres flux monétaires liés à des activités positives). Patrick Viveret [3]

 

 

[1] Gaulejac (de) Vincent, 2011, Travail, les raisons de la colère, Paris : Éd. Seuil, coll. « Économie humaine »

[2] Florence Jany-Catrice : Quand mesurer devient maladif, Revue Projet 2012/6 (n° 331)

[3] Patrick Viveret, Reconsidérer la Richesse, 2010, Editions de l’Aube

Les variables et données

L’objectif ici n’est pas de discuter de la question du choix des variables prises en compte par chaque indicateur, ni de la forme dont les données sont recueillies ou traitées pour construire l’indicateur.

La rubrique « Construire des boussoles » détaille ces questions.

Nous signalons ici un certain nombre d’éléments qui nous semblent importants à avoir en tête pour comprendre l’indicateur.

Avec quelques exemples simples et simplifiés, l’idée est d’ouvrir à chacun l’envie d’approfondir ces questions…. de poursuivre l’exploration sur la question de la construction des indicateurs. Et d’avoir la possibilité, à sa mesure, de reprendre pouvoir sur les chiffres et les données, en prenant conscience de ce qui s’y joue.

Par ailleurs, pour chaque indicateur de la base de données « Explorer l’existant », des liens sont proposés permettant d’avoir accès à la méthodologie de construction de l’indicateur.

Les variables composant l’indicateur.

 

Pour comprendre la portée d’un indicateur, il est souvent nécessaire de dépasser le seul regard sur les grands champs couverts, et de s’intéresser aux variables choisies pour mesurer ce champ.

Un exemple : Jean Gadrey, dans son analyse de l’Indice IWI (Inclusive Wealth Index) nous montre comment cet indicateur révèle son incapacité à prendre en compte l’essentiel.

« Il existe des stocks de capital naturel si importants pour le bien-être humain qu’ils défient aussi bien la mesure que la substitution [….] Ils n’ont pas été retenus dans cette mesure de la richesse ». [1]

 

Sans aller aussi  loin, on peut prendre quelques exemples qui montrent comment le choix des variables orientent le regard.

Prenons l’exemple du logement : que veut-on regarder ?
L’indice Better Life Index regarde la qualité (taille et équipements de base) et le coût du logement ( % dans budget ménage).
L’ISS (Indice de Santé Sociale du Nord-Pas-de-Calais) regarde le nombre de personnes ne pouvant faire face aux dépenses de logement, avec la “part de recours à l’expulsion locative”.

Les deux variables ne sont pas exclusives. Elles seraient même complémentaires : simplement, elles ne donnent pas le même type d’information.

De la même façon, l’accès aux soins peut être abordé en parlant techniquement de la démographie d’une profession (ex. nombre de médecins spécialistes pour 1.000 habitants), ou de façon plus opérationnelle pour agir en faveur de ce que perçoit la population (ex. durée moyenne d’attente pour l’obtention d’un rendez-vous chez un médecin spécialiste).

Indicateurs synthétiques ou tableaux de bord ?

 

Les indicateurs couvrant des champs et problématiques variées peuvent prendre une forme synthétique  (une note unique obtenue par pondération de différentes données) ou être composés de tableaux de bord regroupant les différentes variables.

Les indicateurs synthétiques sont intéressants, car ils permettent de compiler différentes données et de passer un message fort.

Cependant, ils présentent le risque de masquer certaines problématiques. L’agrégation de dimensions différentes et hétérogènes (social, environnement, économie) dans un même indicateur synthétique suggère une substituabilité entre ces différentes dimensions (et un indicateur pourra montrer une « bonne note » pour une situation où la composante économique est très forte, mais la composante écologique très faible), dimensions qui en réalité ne sont pas interchangeables.

Un exemple d’indicateur Tableau de Bord : L’indice “National Well-being”, de Grande Bretagne.

Un exemple d’indicateur synthétique : l’Indice de Développement Humain du PNUD, composé de trois variables agrégées : le PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation.

© United Nations Development Program

Analyse statistique : quelle variable privilégie-t-on ?

 

Un dernier exemple pour montrer l’importance du choix des variables.

Quand on parle de revenu, par exemple, que choisit-on de regarder ?

  • Le revenu moyen d’une population donnée  ?
  • Le revenu médian ? c’est-à-dire le revenu qui divise la population en deux parties égales : la moitié de la population gagne moins que ce revenu, l’autre moitié gagne plus.
  • Ou les écarts entre déciles ? c’est-à-dire la différence entre ce que gagnent les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres, et qui nous donne un regard plus acéré sur la distribution des revenus et les inégalités…..

 

Là encore, ces différentes variables ne sont pas exclusives. Mais elles ne donnent pas le même type d’information.

De son côté, le Bhoutan choisit d’utiliser la notion de “seuil de suffisance”: qu’est ce qui serait suffisant pour vivre bien ?

L’indicateur GNH (Gross National Hapiness, Bonheur National Brut) et ses différentes variables.

  • On détermine, pour chaque champ, un « seuil de suffisance » : qu’est ce qui serait suffisant pour bien vivre ?
  • Une population heureuse est une population « en suffisance » sur au moins 6 domaines sur 9

 

Le calcul du GNH est le suivant :

  • X = pourcentage de la population « pas encore heureuse »
  • Y= Pourcentage des domaines « en insuffisance » pour la population X
  • GNH = 100 % – (X x Y)

 

Donc pour augmenter l’indice, il faut réduire les insuffisances, cibler les « pas encore heureux ».

L’accessibilité des données

 

Les données utilisées pour calculer tel ou tel indicateur ne sont pas toujours en libre accès. De la même façon, le mode de calcul de l’indicateur en lui-même, à partir des données récoltées, n’est pas toujours transparent, ni expliqué au grand public. Pourtant, la transparence du mode de calcul de l’indicateur et la possibilité d’accéder aux données utilisées pour le calculer sont nécessaires pour sa compréhension et la critique éventuelle des enjeux sous-jacents.

Par ailleurs, quand on veut construire un indicateur, une autre question sur les données peut se poser : les données sont parfois pré-existantes à la création de l’indicateur (c’est-à-dire, déjà renseignées dans une base données type INSEE ou autre) et parfois, les données nécessaires sont inexistantes. Il est alors nécessaire de mettre en place un système de collecte de données spécifiquement pour les besoins de l’indicateur.

[1] cité par Jean Gadrey dans son blog “Debout”, article L’insoutenable indicateur global de richesses (IWI) des Nations Unies, , juin 2012

 

Acteurs impliqués, mode de construction de l’indicateur

Dès que l’on parle d’indicateurs, la question de savoir qui est légitime pour définir ce qui compte et ce qu’on veut compter –  et donc pour définir les variables composants l’indicateur – est une question centrale.

Souvent les sujets sont réputés complexes et laissés aux experts. Or, chacun d’entre nous est concerné par les indicateurs puisque ceux-ci déterminent le prisme à travers lequel notre société est auscultée et analysée. Ils donnent le cap et orientent les politiques publiques.

Il est donc important de savoir si l’indicateur a été construit “en chambre”, ou au contraire, en interaction avec les citoyens, et sous quelle forme s’est fait cette interaction. Elle peut être de l’ordre de l’information / diffusion, de la concertation, ou de la co-construction.

Le processus de construction de l’indicateur comprend différentes étapes, depuis la réflexion collective sur ce qu’il est  important de compter jusqu’au choix des variables et des modes de calcul. La participation citoyenne peut aussi être mobilisée dans l’utilisation de l’indicateur et dans son interprétation.

L’acteur initiateur est celui qui porte la vision et l’objectif de l’indicateur. Il peut être différent des acteurs impliqués directement dans la construction de l’indicateur.

 

La diversité des acteurs impliqués dans le processus de construction de l’indicateur  permet de comprendre qui décide de ce qui compte et de comment on le compte.

Le mode de fabrication des indicateurs est un révélateur puissant du partage du pouvoir de pensée et d’agir. Il est essentiel pour asseoir la légitimité de l’indicateur. 

 

La page « Construire des boussoles » détaille pourquoi et comment « faire ensemble ».

On pourra également retrouver différents indicateurs construits avec participation citoyenne dans la base de données “Explorer l’existant” (choisir le filtre de recherche “participation citoyenne”)

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Le cap du bien vivre