Prendre en compte la personne et le territoire de manière globale

L’enquête globale, condition d’une approche systémique

Mener une enquête « globale », embrassant les différents champs qui composent notre environnement social et territorial permet de dépasser certaines limites en matière d’observation. La démarche d’IBEST par exemple visait à compléter les manques existants en termes statistiques concernant les conditions du territoire (travail, loisirs, cadre de vie, santé, déplacements, sociabilité, etc.). Or les ressources statistiques pour appréhender ces différents champs n’existent pas toujours (ce qui est le cas des données de sociabilité notamment) et/ou ne sont pas consolidées à une échelle suffisamment fine. Elles sont par ailleurs majoritairement axées sur l’offre du territoire (comme le nombre de médecins pour 1 000 habitant-es), et non sur la possibilité réelle d’y recourir (occultant par exemple pour le soin les difficultés effectives d’accès : liste d’attente, coût, blocage psychologique, absence de transport, etc.). Par ailleurs, quand elles sont disponibles, elles ne permettent qu’exceptionnellement d’étudier leurs interactions réelles. Par exemple, les inégalités sociales et territoriales de santé ne devraient s’étudier que sous le prisme d’une approche systémique qui mesure l’ensemble des déterminants de santé : de l’état de santé « réel » et « perçu », jusqu’aux pratiques sportives, alimentaires, et aux conditions de vie sociales et économiques, au sein de son environnement social et géographique.

 

Une approche centrée usagers / habitants / citoyens

L’approche centrée usagers permet de partir de  “la vie, la vraie”, du quotidien tel que vécu par les personnes, qui travaillent, se déplacent, aident des proches, ont une famille à charge, votent, rêvent, achètent, cuisinent, etc. au quotidien, et pour qui les logiques de sectorisation de l’action publique sont peu opérantes – voire incompréhensibles. Cette approche a pour origine leur expérience d’usage du territoire. Elle les interpelle sur les différents volets de leur existence, et permet ainsi d’embrasser la complexité des choix et des systèmes auxquels ils et elles font face.

Cette approche permet aussi d’observer “le social” ou la société par un autre prisme que celui proposé par les indicateurs « à charge », traditionnellement utilisés (la précarité, le chômage, la délinquance, etc.). Ces indicateurs éclairent des aspects plus “positifs” de l’existence, tels que le vivre-ensemble, la sociabilité, la convivialité ou encore l’engagement, c’est-à-dire des dimensions centrées sur les individus tels qu’ils et elles se perçoivent dans la société, et comment ils et elles perçoivent leur environnement, et non plus seulement sur la manière dont l’action publique appréhende le pilotage de ses politiques publiques pour elle-même.  

 

Remettre de la transversalité

L’approche systémique dépasse les logiques d’intervention aujourd’hui déployées en silos, notamment dans le champ des politiques publiques : par public (les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, les demandeurs d’emploi, les enfants scolarisés, etc.) ou par thématique (la santé, la mobilité, le logement, etc.). Les démarches d’observation alimentent traditionnellement la connaissance dans ces différents champs morcelés. Mais elles constituent aussi l’opportunité, à l’image d’IBEST, de l’enrichir sur des champs plus transversaux et d’identifier alors des problématiques jusque là situées en dehors des radars. Par la prise en compte globale d’un environnement, l’approche par le bien-vivre contribue à introduire une transversalité à visage humain dans les réponses proposées.

 

Interroger et compléter les données existantes

Croiser, compléter, comparer les données

Les données fournies par l’Etat ou les grands instituts nationaux voire internationaux revêtent beaucoup d’atouts : périodicité régulière, suivi de long terme, comparaisons entre territoires à différentes échelles, etc. Toutefois, les processus autour de ces enquêtes nationales ne sont pas toujours transparents ou adaptés aux besoins locaux. Par ailleurs, il leur est impossible d’appréhender de manière transversale ou holistique les individus puisque ces sources de données ne sont souvent pas interopérables et ne concernent pas les mêmes personnes. Ces enquêtes ne questionnent pas non plus des spécificités territoriales. A titre d’exemple, l’enquête de recensement annuel de la population menée par l’INSEE ne demande pas aux personnes si elles fréquentent régulièrement la montagne, alors qu’il s’agit d’une question d’intérêt pour des territoires alpins. Constituer une boussole et ses indicateurs “à soi” autorise plus de latitude en matière de contenus. Une possibilité étant de reprendre tout ou partie d’enquêtes existantes ; ainsi, le questionnaire de l’IBEST intègre une partie des questions de l’European Value Survey, d’enquêtes de l’Insee, de l’ISSP et de la DRESS, ce qui permet de situer son territoire vis-à-vis d’autres.

Les deux approches – construire son propre outil et mobiliser les outils existants – sont bien complémentaires.

 

Périmètres, approche territoriale et cartographie

Comme toujours en observation, la question du périmètre d’observation est déterminante pour le dimensionnement de l’enquête, son coût, la robustesse de son analyse ou encore son éventuel effet performatif pour un passage à l’action.  L’articulation des échelles et la confrontation des données existantes donnent des éclairages complémentaires aux enquêtes prises isolément. De plus, selon le périmètre d’enquête choisi, il s’avère parfois possible (voire souhaitable) de distinguer des secteurs de tirage en son sein. Par exemple, sachant que l’enquête IBEST est réalisée auprès de 1 000 personnes résidant dans la métropole grenobloise et qu’elle porte notamment sur le cadre de vie, il semble opportun de proposer deux sous-entrées géographiques :

L'IBEST est traité spatialement en 5 sous-secteurs
L’IBEST est traité spatialement en 5 sous-secteurs.
  • une entrée distinguant ville centre (elle-même scindée en deux parties), ville dense (première couronne) et ville peu dense, la densité étant appréhendée comme une composante à la fois objective et subjective du cadre de vie ;
  •  une classification en 5 sous-secteurs qui correspondent à des bassins de vie et également à une échelle d’intervention technique métropolitaine.

La taille et la composition de l’échantillon rendent possibles ces sous-découpages et affinent spatialement certains constats au sein de l’enquête. Par ailleurs, le choix d’un périmètre d’action publique reconnu (ici, une intercommunalité) permet une comparaison avec d’autres enquêtes, notamment nationales (voir Croiser, comparer, compléter les données).

Pour aller plus loin

Observer les points aveugles de la statistique

Les publics hors statistiques

Les statistiques contribuent à visibiliser certains phénomènes. Or, certains groupes de population sont mal couverts par ces dernières, notamment pour des raisons techniques qui s’attachent aux pratiques de décompte et collecte de données (l’invisibilité des « sans » : sans papier, sans logement, sans travail, etc.). Cette difficulté statistique, et le caractère parfois flou de certaines catégories, contribuent à produire un décalage entre les conditions de vie que laisse entrevoir la statistique (une situation de « pauvreté » par exemple) et la réalité vécue par les personnes. L’invisibilité des publics en situation de précarité renvoie plus largement à l’inadaptation de l’outil statistique qui contribue parfois à masquer des phénomènes, dont le caractère multidimensionnel nécessite de croiser de multiples approches et indicateurs. Ainsi, la statistique publique, même locale, peine à dépasser la simple photographie pour rendre compte des mécanismes sociaux, des trajectoires et des parcours de vie individuels.

 

Originalité d’une approche par le bien-vivre

Le bien-être, la qualité de vie, le bien-vivre, correspondent aux enjeux de toutes les politiques publiques, mais sont rarement définis et jamais mesurés de manière globale. Une démarche telle qu’IBEST appréhende le bien-être soutenable via la définition d’une nouvelle convention sociopolitique de ce qui compte, et sa traduction en indicateurs. Les partenaires autour d’IBEST s’attachent à mettre en place une démarche spécifique pour penser collectivement le bien-être soutenable, en mobilisant les méthodes les plus cohérentes possibles avec les enjeux poursuivis : dimension participative, ouverture régulière de la “boîte noire” des données, explicitation des biais, etc. En produisant de nouvelles données, et en effectuant de nouveaux croisements, elle ouvre vers de nouvelles catégories de publics jusque-là invisibilisées par la statistique publique. Par exemple, la problématique de l’isolement reste délicate à cerner  : la statistique publique va savoir si une personne occupe seule un logement, mais cela ne dit pas si la personne se sent effectivement socialement isolée. Certains publics restent toutefois difficilement appréhendables, parce que l’enquête ne permet pas toujours de les toucher (personnes sans domicile ou sans papier, personnes victimes de violences ou de discrimination, etc.) ou parce qu’ils constituent un groupe trop faible pour être analysé statistiquement.

Une autre originalité d’IBEST constitue la définition de profils par dimension, c’est-à-dire de personnes qui ont des réponses similaires dans une des 8 dimensions d’IBEST. Ce qui nous intéresse alors est de cerner le degré de réalisation de chacune des personnes interrogées par rapport à chacune des 8 dimensions, sans partir des catégories classiques de l’action publique. Autrement dit, il s’agit, à partir d’indicateurs nouveaux et originaux pour l’action publique, de décrire des groupes d’individus pour chaque thématique. Ces groupes se définissent par le fait qu’ils rassemblent des individus qui ont les mêmes types de comportements. La méthode utilisée croise une analyse par composante multiple, une méthode de classification hiérarchique et la méthode des nuées dynamiques. Cette combinaison méthodologique est un acquis de l’enquête de 2018.

Pour aller plus loin

– ONPES, Pauvres ? Exclues ? Invisibles ? Inaudibles ? Synthèse du séminaire de l’ONPES sur l’invisibilité sociale, novembre 2015 https://onpes.gouv.fr/IMG/pdf/Lettre_ONPES_2_Nov2015.pdf

– ONPES, Etude sur l’invisibilité sociale : en enjeu de connaissance des personnes pauvres et précaires, octobre 2014 https://onpes.gouv.fr/IMG/pdf/Lettre_ONPES_04_2014.pdf

– Ouvrages : La France invisible (S. Beaud et al., 2006) ; Le parlement des invisibles (P. Rosanvallon, 2014), etc.

Cas pratique : la démarche IBEST

Contexte de l’IBEST dans la métropole grenobloise : qui, quoi, pourquoi, comment

Au tournant des années 2000, émergent de nouveaux besoins en matière de connaissance locale devant la difficulté à révéler les effets contrat de ville & les décisions prises à l’aune de données quantifiées. Il s’agit alors de cesser une approche uniquement négative et stigmatisante des quartiers objets de la politique de la ville et de leurs habitantes et habitants. Ces questionnements renvoient à la dimension normative de la mesure. La nécessité de « compter ce qui compte », et non seulement ce que l’on sait compter, fait son chemin dans les institutions concernées.

Le contexte intellectuel national et international s’avère porteur, avec le rapport Viveret, Repenser la richesse (2002) sur les indicateurs alternatifs de richesse, puis avec le rapport de  la Commission Stiglitz (2009) à propos des indicateurs de bien être. Ces émulations convainquent des acteurs politiques locaux d’expérimenter de nouvelles mesures.

Le Conseil régional de Rhône-Alpes, la Communauté d’agglomération Grenoble-Alpes Métropole et un groupe pluridisciplinaire d’universitaires s’impliquent dans une thèse Cifre qui a pour objet la construction locale d’indicateurs alternatifs, le “projet IBEST” – Indicateur de Bien être soutenable et territorialisé. Dès le départ, cette démarche revêt un double objectif : créer de la donnée nouvelle pour combler les manques d’informations (l’indicateur) et travailler les conditions sociales de production de la donnée (dimension participative), afin de prendre en considération la dimension normative des indicateurs.

8 dimensionsDe 2010 à 2014, un premier questionnaire est élaboré, administré auprès de 1000 individus en 2012, exploité sous plusieurs angles et discuté. La constitution de l’indicateur en huit dimensions du bien-être résulte directement de la démarche participative, tout le processus étant documenté dans le rapport de janvier 2016 “construction et représentation des indicateurs d’un bien-être soutenable et territorialisé dans l’agglomération grenobloise” associant autour de Fiona Ottaviani Valérie Fargeon, Pierre Le Quéau, Anne Le Roy et Claudine Offredi.

En 2017, après le changement de statut et de périmètre de l’intercommunalité grenobloise, le questionnaire est partiellement amendé et interroge plus précisément le rapport à la montagne et au cadre de vie : la fusion de Grenoble-Alpes Métropole avec deux intercommunalités plus rurales entraîne des interrogations en matière de représentations des communes. Administré en 2017-2018, de nouveau par téléphone auprès de 1000 personnes et sur les mêmes acquis méthodologiques, il fait l’objet de multiples exploitations rassemblant la chaire pour la Paix économique portée par Grenoble Ecole de Management, le Creg pour l’UGA, Grenoble-Alpes Métropole, l’Agence d’urbanisme de la région grenobloise, ainsi que la Ville et le CCAS de Grenoble (voir ci-dessous).

Des séquences participatives en 2018 ont porté cette fois-ci sur les seuils de soutenabilité (dans chaque dimension, quel est le “bon niveau” à atteindre ou à ne pas dépasser ?) et sur les pondérations (c’est-à-dire le “poids” de chacune des questions).

Pour les collectivités impliquées, l’IBEST apporte de la connaissance précieuse sur les habitants et leurs usages. Peu à peu, grâce aux corrélations observées, il incite également à une approche plus transversale des diagnostics, des politiques publiques et des questionnements évaluatifs.

L’émulation locale autour des indicateurs alternatifs continue avec un mouvement de diffusion de la réflexion qui a abouti notamment aux forums internationaux pour le bien vivre organisés à Grenoble en juin 2018 et 2022, co-portés par des associations, les pouvoirs publics locaux et la communauté universitaire. Venez vivre avec nous le Forum pour le bien-vivre du 29 juin au 1er juillet 2022.

La richesse des bases de données IBEST donne lieu à de nombreuses exploitations, par dimension et de manière transversale (cliquer sur les liens pour accéder aux documents) :

La répartition des réponses par dimension donne lieu à une synthèse graphique (cliquer pour agrandir).

Cette infographie synthétise la répartition des 1000
enquêtés dans chaque dimension ainsi que leurs
caractéristiques au sein de la dimension.

 

L’usage  des indicateurs de bien-être dans une Analyse des besoins sociaux (CCAS de Grenoble) 

L’Analyse des besoins sociaux (ABS) répond à une obligation légale pour les Centres communaux d’action sociale (CCAS). Les ABS font état de problématiques à l’œuvre sur le territoire et ainsi contribuer à éclairer la décision en matière d’intervention sociale et médico-sociale. Traditionnellement réalisée à partir des données issues de la statistique publique (Insee, CAF, etc.), parfois complétées par des données plus qualitatives recueillies auprès des acteurs et usager-es, l’ABS du CCAS de la Ville de Grenoble s’est enrichie des indicateurs de bien-être construits et collectés via la démarche IBEST. L’usage du questionnaire IBEST a ainsi permis de renouveler l’approche en produisant une connaissance sur le rapport des personnes à leur propre vécu, aux autres et aux institutions, ainsi que sur leurs conditions concrètes d’existence.

Analyse des besoins sociaux de Grenoble 2020

Analyse des besoins sociaux de Grenoble 2018-2019

 

L’usage du questionnaire IBEST pour mieux mesurer et qualifier l’isolement des personnes âgées (CCAS de Grenoble)

Dans un contexte de crise sanitaire et de confinement, la Mission Observation sociale du CCAS de Grenoble a été mobilisée pour produire des premiers éléments de connaissance et de qualification de l’isolement du public âgé. Pour cela, elle s’est appuyée sur un dispositif déjà existant : le registre « personnes fragiles et isolées », outil déployé en France pour repérer et aider les personnes âgées pendant les périodes de canicule. C’est ainsi à l’occasion d’une vague d’appels organisée fin mai 2020 par le personnel municipal que des éléments plus approfondis de connaissance sur la question de l’isolement ont été collectés. Un questionnaire assez court a été travaillé sur la base de la trame IBEST et notamment de la dimension « Démocratie et vivre-ensemble ».

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Construire des boussoles